L’OGRE JEAN-LUC FROMENTAL

Il suffit de le voir pour comprendre : avec Jean-Luc Fromental, nous sommes face à un géant. Haut quasiment de deux mètres, massif comme une armoire normande, avec ses beaux traits surlignés par une broussaille de sourcils, il en impose. Mais il n’y a pas qu’au physique qu’il est dans la démesure : sa biographie le crédite des qualités de journaliste, de publicitaire, d’écrivain, de scénariste de bande dessinée, de télévision et de cinéma, enfin d’éditeur, tout cela en même temps, comme si chacune de ces activités ne pouvait à elle seule remplir une vie.

C’est que Fromental est un ogre, catégorie boulimie intellectuelle. De ses activités tentaculaires, nous n’en retiendrons qu’une, pour éviter de nous perdre dans les méandres de son cerveau labyrinthique : son rôle dans ce qu’il est convenu d’appeler le 9e art.
Ses hagiographies éditoriales mentionnent, pour décrire ses débuts, dix années de présence « dans l’édition », mystérieuse décennie dont on sait peu de choses, où il fut « petite main » d’un ou plusieurs grands éditeurs. Dès 1972, sa signature apparaît dans le magazine Pilote, accolée à celle d’un certain Moro, inconnu au bataillon. Il faut attendre 1978 pour la voir revenir dans le même hebdomadaire, devenu entretemps mensuel, accompagnant cette fois celle de Floc’h, pour une double page intitulée « Le Siècle ».
La bande dessinée adulte, déjà présente depuis l’arrivée du Charlie Mensuel de Wolinski en 1969, clone français du magazine italien Linus, devient un explosif bouillon de contre-culture avec L’Écho des Savanes de Bretécher, Gotlib et Mandryka en 1972. En 1975, une nouvelle étoile s’allume dans le firmament de la bande dessinée française, elle est éblouissante : Métal Hurlant dirigé par un quarteron d’humanoïdes loin de la retraite. En 1981, notre ogre, devenu pendant quelques années le critique BD du quotidien Le Matin de Paris, en poussera les portes et ira y satisfaire son appétit. Il en deviendra l’un des piliers rédactionnels parlant aussi bien de « Cauchemars interactifs », de « Légendes urbaines » que d’« Ours gris du Montana ».
C’est là que les premiers vrais scénarios commencent à tomber. Pour son ami Jean-Louis Floch, frère aîné du « Grand Floc’h », d’abord (l’album En pleine guerre froide, 1984, suivi d’Une Ville n’est pas un arbre, en 1989, couleurs d’Isabelle Beaumenay-Joannet), puis pour des petits jeunes à l’avenir alors incertain : Beja, Philippe Berthet (premier indice de la filière belge), Romain Slocombe…
Les Humanoïdes, assurés de sa camaraderie (sa rubrique s’intitule Pravda), l’installent à la tête de Métal Hurlant Aventure où il signe des récits courts pour Claude Renard (le mentor de Schuiten, Berthet, Bézian et bien d’autres), pour Franz avec Mémoires d’un 38 (1984), en collaboration avec un certain… José-Louis Bocquet avec qui il avait lancé peu de temps auparavant L’Année de la BD chez Temps Futurs. Avec le même Bocquet, il rédige des scénarios pour la série Spaghetti de Dino Attanasio dans Rigolo, une autre publication humanoïde. L’expérience Métal Hurlant Aventure, comme celle de Rigolo, ne dure qu’une vingtaine de mois, le temps de faire une mémorable parodie du Major Grubert de Moebius avec… Yves Chaland !
Retour à la case Métal avec son premier récit long de Claude Renard : Ivan Casablanca - Le rendez-vous d’Angkor (1985), un petit volume avec Floc’h : Ma Vie (1985), une poignée d’albums publicitaires avec les ténors des Humanoïdes Associés, trois fois récompensés par le Prix de la Communication que décerne alors le Festival d’Angoulême, et un switch sur L’Écho des Savanes où il écrit pour Loustal Mémoires avec dames (1988) et avec Floc’h Jamais deux sans trois (1991). En 1999, il reprend la plume avec José-Louis Bocquet pour un album de Stanislas intitulé Les Aventures d’Hergé, l’un de ses opus major.
Déjà, on a besoin de souffler, mais l’ogre ne s’arrête jamais : si l’on décèle quelques blancs dans sa bibliographie BD, c’est qu’il a d’autres métiers à côté : il est devenu un auteur jeunesse recherché (pour Le Seuil Jeunesse, Naïve, Hélium, Miles Hyman, Jano, Blexbolex ou Joëlle Jolivet…), romancier, traducteur, notamment pour Charles Burns, les frères Hernandez ou l’auteur Michael Moorcock, et surtout scénariste de télévision et de dessins animés apprécié, ce qui lui vaudra notamment de partager avec Grégoire Solotareff le César du meilleur film d’animation pour Loulou, l’incroyable secret en 2014.

L’aventure Denoël Graphic

En 2003, revenant à sa passion pour l’édition, il crée sous le label Denoël Graphic une collection de bande dessinée chez l’éditeur généraliste Denoël. En vingt ans, il bâtit un catalogue éclectique à la haute tenue graphique et littéraire : personne n’a oublié Une jeunesse soviétique de Nikolaï Maslov, Le Maître de Ballantrae adapté de Robert Louis Stevenson par Hippolyte, Marilyn la Dingue de Jérôme Charyn et Frédéric Rébéna, Fun Home et C’est toi ma maman ? d’Alison Bechdel, Tamara Drewe de Posy Simmonds, La Genèse de Robert Crumb, L’Art de voler d’Antonio Altarriba et Kim, Parle-moi d’amour d’Aline Kominsky-Crumb et Robert Crumb, Une si jolie petite guerre de Marcelino Truong, Suite française d’Emmanuel Moynot d’après Irène Nimérovsky, Sukkwan Island d’après le roman de David Vann d’Ugo Bienvenu, qui devient une des mascottes du catalogue avec Paiement accepté et Préférence Système, ou encore Herzl, une histoire européenne de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko. En 2023, Denoël Graphic fête son vingtième anniversaire et constitue l’un des catalogues les plus solides de l’édition BD actuelle.
En parallèle, le vorace avale comme scénariste Le Coup de Prague avec Miles Hyman (2017) pour lequel il récidivera avec Une Romance anglaise en 2022, puis c’est De l’autre côté de la frontière avec Philippe Berthet (2020), la série Miss Chat avec sa complice des albums jeunesse Joëlle Jolivet (2022) et surtout ce coup d’éclat majeur qu’il partage à nouveau avec José-Louis Bocquet : le scénario du best-seller Blake et Mortimer : Huit heures à Berlin avec Antoine Aubin (2022), tandis que s’annonce pour octobre 2023 un autre Blake dessiné par… Floc’h, un événement en soi ! Toujours en 2023, à l’instigation de John Simenon, il se penche en compagnie de quelques vieux complices sur un projet d’adaptation des « romans durs » du Maître de Liège, inauguré par trois ouvrages : Le Passager du Polarlys signé par José-Louis Bocquet et Christian Cailleaux, La Neige était sale, qu’il adapte pour Bernard Yslaire et enfin Simenon, l’Ostrogoth, évocation biographique de l’inventeur de Maigret, qu’il cosigne encore et toujours avec Bocquet et que Jacques de Loustal met en images.
Laureline Mattiussi avance sur le roman Les clients d’Avrenos daté de 1935. Une carrière à la René Goscinny, en somme. Mais dont l’appétit ogresque ne serait pas encore rassasié.

Didier Pasamonik

Photo ©Rita Scaglia