Ever Meulen, le moderniste de la ligne claire


Depuis plusieurs années déjà, les Rencontres Chaland s’imposent comme le carrefour mondial de la Ligne claire. Ce concept forgé par Joost Swarte en 1977 désigne une lignée d’artistes née dans les années 1880, sans doute sous l’influence du japonisme, et qui a produit des dessinateurs comme Christophe (La Famille Fenouillard, Le Sapeur Camember), Benjamin Rabier (Gédéon), Joseph Porphyre Pinchon (Bécassine) ou encore Geo McManus (Bringing up Father / La Famille Illico) jusqu’à Hergé et Tillieux et la mouvance des années 1980 avec Floc’h, Ted Benoit et bien d’autres. Yves Chaland a pleinement fait partie de cette nouvelle vague.

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Mais personne mieux qu’Ever Meulen ne l’a fait entrer aussi bien dans la modernité. Avec son dessin, tout en perspectives syncopées et en « dessins à tiroir », selon la jolie formule de Thierry Groensteen, il devient l’une des figures les plus marquantes du mouvement de la « Ligne claire » dans les années 1980 mais surtout de l’un de ses développements particuliers : un style nouveau, « joueur avec le design » (Joost Swarte), que l’on dénommera plus tard le « Style Atome. »

Né le 12 février 1946 en Belgique à Kuurne, près de Courtrai en Flandre Occidentale, Eddy Vermeulen, alias Ever Meulen, est depuis tout jeune un grand lecteur de la bande dessinée franco-belge.
Ses lectures de jeunesse ont pour titre Bravo, où il découvre dans Le Rayon U la ligne parfaite d’Edgar P. Jacobs, puis Hergé, Raymond Macherot et Jean Graton dans Kuifje (Le Tintin flamand), Jijé, Will et Franquin dans Robbedoes (Spirou), Willy Vandersteen et Marc Sleen dans la presse flamande et notamment Ons Volkske. Puis, il découvre la BD américaine et le swing graphique de Jack Davis dans Mad Magazine, le propos personnel et brut de Robert Crumb dans la presse Undergound qui arrive en Europe par la Hollande.

Il fait ses études de graphisme à l’Institut Sint-Lucas de Gand et découvre entretemps Saul Steinberg, le Pop Art de David Hockney, Andy Warhol et Roy Lichtenstein. Mais les influences sont bien plus étendues que ces images modernes. Ainsi, tapis dans le dessin d’Ever Meulen, on peut déceler la drôlerie et le sens du détail de Bruegel et de Jérôme Bosch, la clarté et l’apaisement d’un Vermeer, la fascination pour les Arts Décoratifs d’un Géo McManus et le clin d’œil scout-potache d’un Hergé (il en retient notamment les nez bordés de noir si présents dans Les Soviets), les volumes contrastés de l’Art Nègre digéré par Picasso, les espaces structurés du Bauhaus, la brutalité des noirs de Frans Masereel, le raffinement intellectuel du groupe De Stijl, la rigueur et des éléments de la gamme chromatique de Mondrian, le surréalisme de Magritte et Scuttenaire, les paradoxes graphiques d’un Escher, les perspectives métaphysiques de Giorgio de Chirico, la poésie d’un Savignac, et même la ligne loustic de Jijé et de Vandersteen ! Ajoutons encore la malice de l’illustrateur tchèque Josef Lada et l’énergie électrique constructiviste du Russe Yakov Chernikhov.

Ces influences graphiques le mènent vers l’illustration. Ses premiers travaux sont celui d’un graphiste pour l’hebdomadaire de TV flamand Humo à partir de 1970, mais le dessin prend bientôt le dessus : les illustrations pullulent, et l’on découvre ses premières bandes dessinées, inédites en album, dans ce journal : Piet Peuk (1971- 1975), Balthazar, De Groene Steenvreter (1971-1975) et Koene Karlos (1973-1975). Son dessin est déjà marqué par le rétro-futurisme cultivé par Joost Swarte. On reconnaît bientôt sa signature-logo dans le pro-zine Curiosity Magazine de Michel Deligne (où Yves Chaland le repère) et dans la revue Underground hollandaise Tante Leny Presenteert.

Mais le perfectionnisme du dessinateur flamand ne lui permet pas de rester longtemps — pour des raisons financière — dans le seul domaine de la bande dessinée. Sa carrière l’oriente vers l’affiche et l’illustration : plus d’une centaine de couvertures pour Humo entre 1972 et 1992 dont certaines, iconiques, marqueront sa génération, pour Raw dès le N°5 de la revue de Françoise Mouly et Art Spiegelman, pour Vrij Nederland, Libération, Surprise, Métal Hurlant, Nitro, pour le New Yorker…. Il devient l’un des illustrateurs les plus en vue des années 1980. Françoise Mouly, la directrice artistique du New Yorker, remarque le fait que les images d’Ever Meulen insistent sur les tangentes : « Ses lignes attirent paisiblement l’attention sur elles-mêmes et sur la bi-dimensionalité d’un support qui se transforme et qui se tord pour engendrer une profusion de gags visuels et de rimes graphiques...»

Ce « libertin du graphisme » comme le qualifie Bart De Keyser, revendique un dessin éminemment musical, punk et New Wave à ses débuts (il illustre notamment les pochettes de Telex), mais aussi Rock et Pop : il confesse son intérêt pour les rythmes latino-cuivrés de Joe Jackson.

À partir de 1993, Ever Meulen enseigne à Sint-Lucas à Gand. Parmi ses élèves les plus fameux, on compte Brecht Evens ou encore Pieter De Poortere. Son fils, Sander Vermeulen, est également graphiste. Sa dernière production est un album pour Louis Vuitton où il fait visiter Bruxelles à travers 120 dessins aussi inventifs que somptueux.

Didier Pasamonik - Photo ©Viviane Smekens

Bibliographie :
  • Honderd Humo Covers, Kritak / Oog & Blik, 1993
  • Verve, éditions de l’An 2, 2006
  • Automotiv, Champaka Brussels, 2013
  • Brussels, Travel Book Louis Vuitton, 2021/li>


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